L’importance de la sexualité pour la psychanalyse n’est pas qu’un cliché. Il est à peine réducteur d’affirmer qu’elle explique sinon tout, du moins l’essentiel, pour Freud et ses disciples. Si tout dans l’esprit est affaire de pulsion et que l’essentiel de la vie pulsionnelle est de nature sexuelle, il n’est pas complètement faux de conclure que le plus important dans l’esprit est affaire de sexe. Exagéré, à la rigueur, mais pas faux. Et les pulsions d’auto-conservation? Et la pulsion de mort? Il est vrai qu’il n’y a pas que le sexe pour Freud, il y a aussi la Faim et la Mort. Vaste programme. Pour autant, souligner l’existence de ces deux autres types de pulsions dans la métapsychologie freudienne ne rend pas l’interprétation pansexualiste de la psychanalyse moins vraie.
Freud a bien essayé de faire une place à la pulsion de mort dans ses écrits, mais, comme le remarquent Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse (p. 371), on ne peut pas vraiment dire qu’il ait été beaucoup suivi sur ce point par ses disciples. L’idée est belle, mais dans les faits, l’impact est nul. De plus, la théorie de l’étayage, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai dans les prochaines semaines, n’est qu’un moyen d’éviter de prendre ces autres pulsions au sérieux. Partout où il y avait de la Faim, l’étayage permet de faire advenir de l’Eros. Tout n’est peut-être pas sexuel, mais tout le devient.
Les plaisirs de bouche
Dans le discours psychanalytique, le suçotement est l’exemple paradigmatique de cette sexualisation de tout. D’une activité banale pratiquée par tous les nourrissons du monde, Freud fait un modèle pour explorer les manifestations de la sexualité infantile. Le suçotement est sexuel, n’est-ce pas une évidence? Il est indéniable que la sexualité adulte s’exprime en partie au moyen de la bouche. Les Kama-Sutra par exemple, consacrent pas moins de trois chapitres aux baisers, morsures et autres plaisirs de bouche qu’accompagnent l’acte sexuel. De là à affirmer que cette sexualité est déjà présente chez les nourrissons, il n’y a qu’un petit pas que Freud franchit allègrement.
Les Trois essais sur la théorie sexuelle consacrent une dizaine de pages à la question du suçotement. Les concepts et les analyses que Freud y développe, qui occupent encore une place centrale dans la psychanalyse (le stade oral, le narcissisme) font qu’il est difficile d’exagérer l’importance de ces pages. J’y reviendrai dans les prochains mois. Ce qui m’intéresse surtout pour l’instant, ce sont les quelques lignes qui viennent justifier l’affirmation de la sexualité du suçotement. Parler de justification est un peu fort, car comme souvent Freud ne s’embarrasse pas vraiment de ce genre de détails.
Le raisonnement est en gros le suivant. Le suçotement est d’abord défini de manière assez simple comme un comportement qui consiste en “un contact répété de succion rythmique avec la bouche (les lèvres), la finalité de la prise de nourriture étant exclue” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 159). Si la première partie de la phrase ne pose aucun problème, la seconde en revanche réserve une surprise de taille. Pourquoi Freud exclut-il la prise de nourriture comme finalité du suçotement? Il n’en dit rien. Il s’avère pourtant, malgré lui, me semble-t-il, qu’il a raison de faire cette affirmation. L’étude de la physiologie de l’allaitement montre effectivement que la finalité de la succion n’est pas la prise de nourriture à proprement parler.
Ce que font les bébés n'est pas ce que le mot "succion" laisse supposer : les bébés tirent leur lait non pas tant par succion que par pression. Le nourrisson presse le sein entre sa langue et son palais, en allongeant le mamelon et en le comprimant par des mouvements ondulatoires de la langue ; cela permet d'exprimer le lait, qui est ensuite balayé pour être avalé. La succion ne propulse pas réellement le lait hors du sein ; elle maintient simplement le mamelon en place. (L'idée que nous nous faisons du fonctionnement de l'allaitement maternel - un nourrisson suçant le lait du sein - est en fait le fonctionnement de l'allaitement au biberon). (Baby Meets World: Suck, Smile, Touch, Toddle, Ch. 1, tr. DeepL)
Toutefois, cette observation, pour des raisons qui devraient apparaitre clairement plus loin, vient limiter encore plus la validité du raisonnement de Freud concernant la sexualité du suçotement.
Quoi qu’il en soit, admettons pour simplifier que ce que Freud appelle le suçotement implique à la fois le mouvement de succion des lèvres et le mouvement de compression de la langue. Freud remarque ensuite que l’objet du suçotement peut être de toutes sortes, la lèvre, la langue, le gros orteil. (On pourrait y ajouter, le pouce, la tétine, etc.) Cela suffit-il à affirmer que l’objectif du suçotement, sa finalité, n’est pas la prise de nourriture? Évidemment non. Un comportement peut bien avoir une finalité ou une fonction bien définie et pour autant être détourné de celle-ci. Je ne suis pas en train de dire que Freud à tort, encore qu’à mon avis il a tort, mais que s’il veut soutenir ce qu’il affirme, il va falloir faire un effort supplémentaire. Rien dans ce qu’il dit ne permet de soutenir l’affirmation qu’il fait.
Freud explique ensuite qu’en parallèle du suçotement, on assiste à 2 phénomènes. Tout d’abord à l’entrée en scène d’une “pulsion de préhension […] qui se manifeste par exemple par un tiraillement rythmé concomitant sur le lobe de l’oreille, et peut s’emparer à la même fin d’une partie d’une autre personne” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 159). Puis a une “absorption complète de l’attention, conduisant ou à l’endormissement ou même à une réaction motrice du genre orgasme” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 159). Admettons, pour garder les choses simples, que Freud ait raison de souligner l’existence d’une pulsion de préhension. Sur la base de quoi affirme-t-il que le suçotement conduit à quelque chose comme l’orgasme? En fait, Freud va un peu plus loin. La phrase suivante affirme en effet qu’il “n’est pas rare que se combine à la succion délectable une friction exercée sur certaines aires corporelles chatouilleuses, la poitrine, les organes génitaux externes. Par cette voie, beaucoup d’enfants parviennent du suçotement à la masturbation.” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160).
Sucer mène à la masturbation
On comprendra que le livre ait pu faire scandale1. Affirmer que le suçotement mène à la masturbation n’a pas dû plaire à tous. J’imagine bien les bandeaux d’avertissement que certains auraient pu vouloir placer sur les emballages de tétines pour bébés: Attention, sucer mène à la masturbation! Après tout, pourquoi pas, j’ai déjà vu des bébés pratiquer ce qui ressemblait beaucoup à de la masturbation (le phénomène est suffisamment attesté dans la littérature scientifique). La question est ici simplement empirique. Freud a-t-il raison d’affirmer la corrélation entre suçotement et masturbation? Si la question est empirique, l’enjeu est conceptuel: c’est sur la base de cette corrélation, et pas grand-chose d’autre, que Freud affirme la sexualité du suçotement.
Évidement, ici le bât blesse. Cette corrélation, Freud affirme être justifié de la faire sur la base de trois éléments. En premier lieu, et c’est en fait l’élément central de sa justification comme on va le voir un peu plus loin, parce qu’un pédiatre hongrois, Lindner, a analysé cette corrélation. Ensuite parce que “dans l’éducation des enfants, le suçotement est souvent mis sur le même plan que d’autres “inconduites” sexuelles de l’enfant.” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160). Si cela a pu être vrai à l’époque de Freud, ce n’est certainement plus le cas aujourd’hui. Et quoi qu’il en soit, l’attitude sociale vis-à-vis d’une pratique ne permet de toute façon pas d’établir la nature sexuelle de celle-ci. Cette justification est de ce fait parfaitement ridicule.
Pour finir, Freud revendique la nature sexuelle du suçotement parce que “l’investigation psychanalytique […] l’autorise à le faire” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160). Ce raisonnement est d’une circularité confondante. Il suffit de commencer par affirmer que la pratique clinique de la psychanalyse démontre la nature sexuelle d’un comportement. Et ensuite que cette pratique est justifiée à affirmer la sexualité de ce comportement parce qu’il est de nature sexuelle. Pour la rigueur, on repassera. Il est néanmoins intéressant d’aller regarder à quoi Freud fait référence quand il fait cette affirmation. À ma connaissance le seul cas publié auquel il pourrait ici faire référence est le cas de Dora. Dans aucune autre de ses analyses, le suçotement n’est-il mentionné2. Le cas Dora en montre-t-il la nature sexuelle? On se doute que la réponse est non, mais pour le plaisir, prenons le temps de voir le raisonnement que Freud développe pour le justifier.
Le cas Dora

Dora, de son vrai nom, Ida Bauer, était une jeune fille asthmatique (le détail est important, on va le voir) de 17 ans à qui son père imposa une cure chez Freud après qu’elle eut écrit une note dans laquelle elle mentionnait ses envies suicidaires. Quelques années plus tôt, alors qu’elle avait environ 13 ans, elle avait été agressée par un ami de son père, Hans Zellenka, qui l’avait embrassée de force. Quelques mois plus tard, après qu’il lui ait fait des avances explicites, Ida mit ses parents au courant. Son père, qui avait lui-même une affaire avec la femme de Zellenka, demanda des explications à son ami, qui, bien évidemment, nia en bloc, et accusa Ida d’avoir tout inventé, puis recommença ses comportements envers Ida presque aussitôt3. Dans ce contexte, on comprend bien qu’Ida ait eu des idées suicidaires. Il n’est nul besoin d’une théorie complexe faisant intervenir le suçotement pour expliquer son comportement. La réalité est simple, la psychanalyse complexe, Freud ne l’entendait pas cette oreille.
Alors que les plaintes à l’encontre du père se répétaient avec une monotonie épuisante et que les crises de toux se poursuivaient, j’en vins à penser que ce symptôme pouvait avoir une signification liée au père (Cinq Psychanalyses, p. 91)
N’importe qui, au fait de l’asthme d’Ida, aurait mis sa toux sur son compte. Mais pour Freud tout peut être symptôme, tout comportement est en puissance le symptôme d’un trouble mental. Tout doit donc être analysé comme si cela pouvait l’être. Le problème logique que pose une telle manière de faire est évident, mais passons. La question se pose alors de savoir comment interpréter ce symptôme. Freud annonce donc tout de go sa logique pansexualiste:
D’après une règle que j’ai toujours vue confirmée, mais que je n’ai pas encore eu le courage de formuler sous une forme universelle, un symptôme signifie la représentation - la réalisation - d’un fantasme au contenu sexuel. (Cinq psychanalyses, p. 91)
On voit là poindre le raisonnement circulaire que j’évoquais plus haut. Freud nous explique qu’il a toujours vu cette règle confirmée, et l’on peut croire que les Trois essais sur la théorie sexuelle, publiés la même année que le cas Dora, servent à justifier cette affirmation. Pourtant dans ce livre, comme on est en train de le voir, Freud n’hésite pas à faire référence à ces cas cliniques pour justifier l’importance de la sexualité dans la vie psychique. Si la suite de l’analyse permettait de montrer de façon indépendante la nature sexuelle de la toux d’Ida, le raisonnement de Freud n’aurait rien de circulaire, malheureusement, ce n’est pas le cas.
Suceur un jour, suceur toujours ?
Je passe rapidement sur le raisonnement qui permet à Freud d’associer la toux d’Ida à son père pour me concentrer plutôt sur celui qui lui permet de montrer la nature sexuelle de sa toux. Freud, suivant son idée que tout symptôme est de nature sexuelle, commence par affirmer que chez les hystériques, ces symptômes proviennent “d’impulsions perverses inconscientes” (Cinq Psychanalyses, p. 96). Il suggère donc qu’Ida avait un fantasme de fellation.
Il n’est donc pas étonnant que notre hystérique de bientôt dix-neuf ans [elle en avait en fait 17], qui avait entendu parler de l’existence d’un tel rapport sexuel (la succion du membre), ait développé un tel fantasme inconscient qu’elle exprimait à travers la sensation de chatouillement dans la gorge et par la toux. (Cinq Psychanalyses, p. 96-97)
Admettons qu’Ida ait pu entendre parler de fellation, qu’est-ce qui permet ici à Freud d’associer sa toux à un fantasme de fellation? La réponse est d’une évidente évidence: elle suçait son pouce quand elle était petite!
La condition somatique préalable à la création indépendante d’un tel fantasme […] provenait d’un fait remarquable. Elle se souvenait très bien qu’elle avait été dans son enfance une “suceuse” de pouce. […] Dora avait clairement en mémoire une scène de sa tendre enfance: elle était assise par terre dans un coin suçant son pouce gauche alors que de la main droite elle tiraillait le lobe de l’oreille de son frère tranquillement assis à côté d’elle. Il s’agit là de la forme parfaite de l’autosatisfaction par succion ainsi que d’autres de mes patientes - qui sont devenues plus tard anesthésiques et hystériques - me l’ont rapportée. (Cinq psychanalyses, p. 97)
Élémentaire, mon cher Watson! Le problème c’est qu’il manque quand même quelque chose qui permettrait de montrer qu’il y a plus qu’une simple corrélation. Freud, bien conscient de ce manque ajoute donc aussitôt que la bouche est une zone érogène primaire.
Je pense que personne ne contestera le fait que les muqueuses des lèvres et de la bouche puissent être définies comme une zone érogène primaire puisque celle-ci conserve encore partiellement cette signification dans le cas du baiser qui est considéré comme quelque chose de normal. L’activité intense et précoce de cette zone érogène est donc la condition de la complaisance somatique ultérieure de la part du tractus muqueux qui commence aux lèvres. (Cinq Psychanalyses, p. 97)
Rien ne va dans ces deux phrases. Rien. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler que si je suis en train de parler du cas de Dora, c’est que Freud affirme que l’investigation psychanalytique autorise à revendiquer la nature sexuelle du suçotement. Or, comme la première phrase du précédent paragraphe le montre bien, sans avoir préalablement établi que la bouche est une zone érogène, et que le plaisir du suçotement est de nature sexuelle, l’investigation psychanalytique ne montre rien du tout. Circularité quand tu nous tiens! La seconde phrase, quant à elle, vient conclure un raisonnement pour le moins étrange qui se structure à peu près comme suit:
(1) Dora a un fantasme de fellation
(2) Une fellation est une activité intense de la bouche
(3) Dora suçait son pouce étant petite,
(4) Sucer son pouce est une activité intense de la bouche
(5) Une fellation et sucer son pouce sont des activités similaires qui procure un plaisir érogène
(6) La bouche est une zone érogène
(7) Donc sucer son pouce est la condition à un fantasme de fellation
La conclusion tombe comme un cheveu sur la soupe! Nous sommes face à un cas d’école de non sequitur. En gros Freud dit ceci, puisque le fantasme de fellation d’Ida/Dora trouve son origine dans le fait qu’une bouche est une zone érogène, et que sucer procure un plaisir sexuel, alors sucer un pouce ou un pénis c’est un peu la même chose. Je reste sans voix!
Quand dans une phase plus tardive où le véritable objet sexuel, le membre viril, est connu, se produisent des situations qui éveillent à nouveau l’excitation de la zone buccale restée érogène, il n’est pas besoin alors d’une grosse dépense d’énergie créatrice pour remplacer dans la situation de satisfaction, le mamelon originel et le doigt qui faire office de substitut, par l’objet sexuel actuel, le pénis. Ainsi ce fantasme pervers extrêmement choquant de sucer le pénis a une origine tout à fait innocente. Il s’agit d’une transformation de l’impression pour ainsi dire préhistorique de sucer le sein de la mère ou de la nourrice - impression qui est généralement réveillée par le contact avec des nourrissons. Le pis de vache sert très souvent de représentation intermédiaire entre le mamelon et le pénis. (Cinq psychanalyses, p. 98)
J’aurai pu ne pas inclure la dernière phrase de ce paragraphe qui ne sert à rien dans l’argumentation freudienne, mais je n’ai pas pu résister tant elle est révélatrice du n’importe quoi générale qu’il y a au coeur de la psychanalyse.
L’investigation psychanalytique de quoi?
Prenons maintenant un pas de recul pour bien saisir le raisonnement que Freud a suivi jusqu’à présent. Remarquant qu’Ida toussait régulièrement lors de sa cure, il en est venu à lui diagnostiquer un fantasme de fellation. C’est l’explication de ce fantasme qui lui permet, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, d’affirmer que “l’investigation psychanalytique […] l’autorise”(Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160) à revendiquer la nature sexuelle du suçotement. Il y a cependant deux problèmes majeurs avec cette affirmation. Le premier, ainsi que je l’ai montré, est que l’investigation psychanalytique en question repose sur le fait même que Freud essaye de montrer, à savoir que le suçotement est de nature sexuelle.
Le second, peut-être plus grave, est qu’absolument tout le raisonnement précédent n’a de valeur que si la toux est effectivement le symptôme d’un fantasme de fellation. Or Ida est asthmatique, et “la sensation de chatouillement dans la gorge” (Cinq Psychanalyses, p. 97) qui précède sa toux et qu’elle décrit à Freud est une bonne description de la cause de la toux chez un asthmatique. On se trouve donc avec deux possibles explications d’un même symptôme. Ida tousse-t-elle parce qu’elle a un fantasme de fellation du fait qu’elle suçait son pouce étant enfant, ou bien parce qu’elle est asthmatique? Le rasoir d’Okham nous laisse à penser que l’asthme est certainement l’explication la plus probable et que l’explication freudienne est un just-so story à faire pâlir d’envie Rudyard Kipling.
La toux d’Ida ne pourrait-elle pas être à la fois un symptôme de la toux et de l’asthme? Est-on vraiment obligé d’accepter l’usage du rasoir d’Okham? S’il existait d’autres raisons de croire l’interprétation de Freud, cela pourrait être une option, cependant, son seul autre argument est circulaire. Il n’existe donc aucune raison de croire que la toux d’Ida est autre chose qu’un symptôme de son asthme.
Lindner et le suçotement
Des trois raisons qui permettaient à Freud de justifier l’idée que le suçotement est de nature sexuelle, il ne reste plus qu’à examiner la dernière, les deux autres n’ayant, Oh surprise! pas résisté à l’examen critique. J’ai dû un peu creuser pour réussir à mettre la main sur l’article du pédiatre hongrois Samuel Lindner. MacMillan en fait un compte rendu dans son livre Freud Evaluated, et dans certains de ses articles. Il en a aussi fait une traduction en anglais qui a été publiée dans les années 80 dans une revue d’histoire de la psychologie italienne, mais aucune copie de cette traduction n’existe en ligne. Aucune bibliothèque universitaire montréalaise ne possède d’exemplaire de la revue. En revanche, j’ai fini par découvrir que la Revue Française de Psychanalyse en avait publié une traduction française en 1971 qui est disponible sur Gallica. J’aurais aimé pouvoir comparer les deux traductions pour être certains qu’elles ne souffraient pas de déformation, mais pour le moment c’est impossible4. Bref, j’ai finalement pu mettre la main sur cet article et cela n’a fait que me confirmer que la thèse de Freud ne tient pas du tout la route.
Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud affirme que “Lindner lui-même a clairement reconnu la nature sexuelle de cette activité, et il l’a fait ressortir en toute franchise.” (p. 160) Cette affirmation (qui est un ajout de l’édition de 1915) se trouve sous une forme ou sous une autre dans plusieurs de ses écrits. Par exemple, dans l’Introduction à la psychanalyse (qui date de 1916-1917) on retrouve un passage qui reprend sensiblement l’argumentation que je viens de critiquer et qui fait jouer à l’article de Lindner un rôle argumentatif similaire:
Les premières manifestations de la sexualité, qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent à d’autres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son principal intérêt porte sur l’absorption de nourriture ; lorsqu’il s’endort rassasié devant le sein de sa mère, il présente une expression d’heureuse satisfaction qu’on retrouve plus tard à la suite de la satisfaction sexuelle. Ceci ne suffirait pas à justifier une conclusion. Mais nous observons que le nourrisson est toujours disposé à recommencer l’absorption de nourriture, non parce qu’il a encore besoin de celle-ci, mais pour la seule action que cette absorption comporte. Nous disons alors qu’il suce ; et le fait que, ce faisant, il s’endort de nouveau avec une expression béate, nous montre que l’action de sucer lui a, comme telle, procuré une satisfaction. Il finit généralement par ne plus pouvoir s’endormir sans sucer. C’est un pédiatre de Budapest, le Dr Lindner, qui a le premier affirmé la nature sexuelle de cet acte. Les personnes qui soignent l’enfant et qui ne cherchent nullement à adopter une attitude théorique, semblent porter sur cet acte un jugement analogue. Elles se rendent parfaitement compte qu’il ne sert qu’à procurer un plaisir, y voient une « mauvaise habitude », et lorsque l’enfant ne veut pas renoncer spontanément à cette habitude, elles cherchent à l’en débarrasser en y associant des impressions désagréables. (Introduction à la psychanalyse, p. 342)
L’affirmation se retrouve aussi dans les Cinq leçons de psychanalyse qui date de 1910.
La succion ou tétée des petits enfants est un bon exemple de satisfaction autoérotique procurée par une zone érogène. Le premier observateur scientifique de ce phénomène, le pédiatre Lindner, de Budapest, avait déjà interprété ces faits, à juste titre, comme une satisfaction sexuelle et décrit à fond le passage de cet acte élémentaire à d’autres formes supérieures de l’activité sexuelle. (Cinq leçons de psychanalyse, 4e leçon)
Lindner n’a évidemment rien montré de cela. Dans son article, il décrit de manière assez précise certains comportements de succion qu’il a pu observer. L’article est riche en descriptions et Lindner tente même une certaine classification de ces comportements, en revanche, mais ce n’est pas étonnant pour l’époque, ces observations ne reposent que sur un tout petit nombre d’enfants.
Voici d'abord quelques données statistiques. Observant 117 familles qui comptaient en tout 500 enfants, j'ai trouvé 69 suçoteurs, c'est-à-dire 13,8 %. Le suçotement se pratiquait dans 54 familles, soit environ la moitié. 33 des 69 suçoteurs étaient des garçons (ou des hommes), 36 des filles (ou des femmes). (S. Lindner, Le suçotement des doigts, des lèvres, etc. chez les enfants, p. 601-602)
69 enfants qui pratiquaient le suçotement, c’est peu pour affirmer la nature sexuelle de cette activité, d’autant que seul quatre d’entre eux pratiquaient cette activité en se touchant les parties génitales.
J'ai vu quatre enfants suçoter, l'aide active de la main se portant aux parties génitales. Deux d'entre eux utilisaient ce point voluptueux de manière permanente, les deux autres en alternance. (S. Lindner, Le suçotement des doigts, des lèvres, etc. chez les enfants, p. 605)
Si l’on s’en tient aux observations rapportées par Lindner, 0.8% (4 sur 500) des enfants associaient suçotement et masturbation. Et seuls 5.8% (4 sur 69) des enfants qui pratiquaient une forme de suçotement associaient à celui-ci une forme de plaisir sexuel. Je vois difficilement comment on peut affirmer à partir de telles données que Lindner à montré la nature sexuelle de cet acte. En fait, elles ne montrent rien du tout. Et qu’en est-il de l’affirmation que Lindner “décrit à fond le passage de cet acte élémentaire à d’autres formes supérieures de l’activité sexuelle” (Cinq leçons de psychanalyse, 4e leçon). Là encore, il s’agit d’une grosse exagération de la part de Freud. La seule chose que Lindner affirme est “[qu’]Il ne fait cependant aucun doute qu'avec les années le chatouillement de la zone génitale peut conduire à une véritable masturbation” (S. Lindner, Le suçotement des doigts, des lèvres, etc. chez les enfants, p. 606). On m’accordera que cette affirmation n’a pas grand-chose à voir avec celle de Freud.
L’article de Lindner ne montre donc en rien la nature sexuelle de l’activité de suçotement, tout juste montre-t-il qu’il arrive parfois qu’il soit accompagné d’une excitation de la zone génitale. C’est tout. Rien de plus. Bref, pas grand-chose. Les détracteurs de Freud ne seront pas étonnés. Les autres s’indigneront qu’il ait été mal compris et l’on en restera là.
En conclusion
Des trois raisons que Freud avançait pour justifier la sexualité du suçotement, aucune n’a résisté à l’examen critique.
Freud affirmait tout d’abord qu’un pédiatre hongrois, le docteur S. Lindner “a clairement reconnu la nature sexuelle de cette activité, et il l’a fait ressortir en toute franchise.” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160). On vient de le voir, Lindner ne le reconnait pas vraiment, et les données qu’il présente dans son article ne le permettent de toute façon pas.
Freud annonçait ensuite que “dans l’éducation des enfants, le suçotement est souvent mis sur le même plan que d’autres “inconduites” sexuelles de l’enfant” (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 160). Si cela a pu être le cas à l’époque de Freud, ce n’est certainement plus le cas aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ce type d’argument est une forme du sophisme bien connu de l’argumentum ad populum. Il ne peut avoir aucune valeur épistémique.
Pour finir, Freud évoquait que “l’investigation psychanalytique […] l’autorise à revendiquer la nature sexuelle du suçotement.” L’analyse que j’ai proposé de l’argumentation que déploie Freud dans son étude sur Dora, montre qu’elle souffre de problèmes rédhibitoires qui invalident complètement cette conclusion.
Il ressort de la lecture que je viens de proposer de ces quelques pages des Trois essais sur la théorie sexuelle qu’aucune des raisons avancées par Freud pour défendre la nature sexuelle du suçotement n’est moindrement convaincante. Rien de ce que dit Freud dans ce texte ne permet de le montrer.
Il semble cependant que si le livre a pu faire scandale, ce ne sont pas les médecins qu’il a scandalisé. Un article de Stephen Kern ("Freud and the discovery of child sexuality." The Journal of Psychohistory 1.1 (1973): 117) montre de manière indubitable que les travaux de Freud sur la sexualité infantile s’inscrivent dans la droite ligne des travaux qui avaient cours à son époque et qu’ils ne contiennent rien de particulièrement révolutionnaire. Dans un prochain article, je proposerai une synthèse de cet article.
S’il s’avérait que j’ai raté une mention du suçotement dans les cas de Freud, je me ferais un plaisir d’amender cet article et de procéder à une réévaluation de ma position si cela est nécessaire.
Je m’appuie pour cette brève reconstruction sur deux ouvrages : Les patients de Freud, de Borch-Jacobsen, et Freud’s Dora, de Mahony
Si quelqu’un a accès à la traduction anglaise, je suis preneur. Merci d’avance.
C'est juste nul en fait Freud. Mais c'est très bien ce projet - j'aurais pas besoin de perdre mon temps en lisant Freud pour pouvoir dire à ses défenseurs qu'il est nul