L’idée d’un stade anal du développement psychosexuel, au côté du complexe d’Oedipe, constitue peut-être la contribution culturelle de Freud la plus ancrée dans l'imaginaire collectif. Celle-ci repose sur une idée simple: la zone anale est une zone érogène qui procure un plaisir sexuel se manifestant dès l’enfance. Freud soutient à propos de l’anus et de la défécation ce qu’il soutenait déjà à propos de la bouche et du suçotement. Bref, il en va de l’anus comme il en va de la bouche. Bien évidemment cette idée repose sur du vent comme on va le voir.
Une analogie avec le suçotement
L’argument qui permet de défendre l’existence d’un stade anal dans les Trois essais sur la théories sexuelle et l’Introduction à la psychanalyse n’est pas évident à reconstruire. Freud y mêle des affirmations péremptoires, des observations anecdotiques, et des généralisations très certainement fausses et jamais justifiées. Néanmoins, une lecture attentive de ces textes révèle que le coeur de l’argument freudien repose sur une analogie entre la défécation et le suçotement, c’est tout.
Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud explique sans la moindre trace d’ironie:
Constater que nous n’avons plus grand-chose d’important à apprendre de l’activité sexuelle de l’enfant dès lors que la pulsion nous est devenue compréhensible à partir d’une seule zone érogène ne peut que nous réjouir au plus haut point. Les différences les plus nettes ont trait à la mise en oeuvre, qui, pour la zone labiale, consistait en la succion, et doit être remplacée par d’autres actions musculaires selon la situation et la constitution des autres zones. […] À l’instar de la zone labiale, la zone anale est propre, de par sa situation, à médiatiser un étayage de la sexualité par d’autres fonctions corporelles. Il faut se représenter l’importance érogène de cette aire corporelle comme très grande à l’origine. (Trois essais, p. 168-169)
Cette idée, loin d’être isolée, est en fait un motif récurrent et central dans l’édifice théorique freudien. Quelques années plus tard, dans son Introduction à la psychanalyse Freud dit en substance exactement la même chose.
En faisant ressortir l’importance de l’acte de sucer, nous avons dégagé deux caractères essentiels de la sexualité infantile. Celle-ci se rattache notamment à la satisfaction des grands besoins organiques et elle se comporte, en outre, d’une façon auto-érotique, c’est-à-dire qu’elle trouve ses objets sur son propre corps. Ce qui est apparu avec la plus grande netteté à propos de l’absorption d’aliments se renouvelle en partie à propos des excrétions. Nous en concluons que l’élimination de l’urine et du contenu intestinal est pour le nourrisson une source de jouissance et qu’il s’efforce bientôt d’organiser ces actions de façon qu’elles lui procurent le maximum de plaisir, grâce à des excitations correspondantes des zones érogènes des muqueuses. (Introduction à la psychanalyse, p. 343-344)
De ces extraits, il ressort que l’argument analogique de Freud repose sur deux éléments. Tout d’abord, l’affirmation que la sexualité infantile se manifeste dans des fonctions vitales qui se comportent de manière auto-érotique. Ensuite, la conviction que l’analyse préalable du suçotement suffit à justifier cette généralisation. Ainsi, dès lors que l’on peut montrer que la défécation présente un caractère auto-érotique, on sera justifié à dire qu’elle est de nature sexuelle. C’est tout! Freud ne s’embarrasse d’aucun autre argument.
Pour mémoire, l’analyse freudienne du suçotement prend la forme suivante: chez un enfant le besoin de succion qui l’amène à téter le sein de sa mère le conduit aussi à satisfaire ce besoin avec son propre corps, son pouce notamment, et à l’associer à des comportements masturbatoires. Cela suffirait à prouver sa nature sexuelle. Ainsi, dès lors que l’on peut identifier, chez l’enfant, une fonction vitale qui se comporte de manière auto-érotique, on serait en droit d’affirmer qu’il s’agit d’une manifestation de sexualité infantile. L'absurdité de cette proposition est évidente, et j’ai déjà passé assez de temps à le montrer pour ne pas m'y attarder davantage. Toutefois, pour mettre en lumière la faiblesse logique de l'argument freudien, en voici une reconstruction:
(1) Le suçotement manifeste une fonction vitale qui s’exprime de manière auto-érotique.
(2) Le suçotement est de nature sexuelle
(3) Donc une fonction vitale qui s’exprime de manière auto-érotique est de nature sexuelle.
(4) La défécation manifeste une fonction vitale qui s’exprime de manière auto-érotique
(5) Donc la défécation est de nature sexuelle
Cette reconstruction rend évident que la proposition (3) ne découle en aucune façon des propositions (1) et (2), et par conséquent, que rien ne justifie l'affirmation selon laquelle la défécation serait de nature sexuelle. Nul besoin des facultés de déduction de Sherlock Holmes pour constater que Freud va un peu vite en besogne. Son raisonnement ne permet aucunement de conclure que la sexualité infantile se manifeste dans des fonctions vitales susceptibles d’être satisfaite de manière auto-érotique.
Au-delà de l’analogie?
Une lecture très charitable - d'aucun dirait d’une générosité excessive - des Trois Essais sur la théorie sexuelle ou de l’Introduction à la psychanalyse ne pourrait-elle pas, à la rigueur, essayer de montrer que Freud ne se contente pas de conclure à la sexualité de la défécation à partir d’une analogie avec la sexualité du suçotement? Peut-être propose-t-il un argument plus construit, ou du moins une série d’observations permettant d’accorder du crédit à sa thèse? On pourrait espérer que Freud offre un matériel pédiatrique clair lui permettant d’affirmer la nature sexuelle des excitations anales qu’il évoque. On pourrait espérer, mais ce serait vain. Comme le remarque MacMillan:
Freud provided much less evidence for interpreting the other activities as sexual. Anal stimulation gave sexual enjoyment because the infant’s sensations during delayed defecation were “no doubt” highly pleasurable. (MacMillan, Freud Evaluated, p. 313)
Les quelques pages que Freud consacre à la question des excitations anales offrent un matériau fort maigre à qui voudrait le défendre. On n’y trouve guère plus que des on-dit, des affirmations floues ou peu convaincantes. Leurs faiblesses sont telles qu’il m’est impossible de citer un extrait précis sans qu’on m’accuse de “cherry-picking”. Je ne peux donc que les citer dans leur intégralité.
Je sais que vous vous retenez depuis longtemps de m’interrompre pour me crier : « Assez de ces horreurs! Prétendre que la défécation est une source de satisfaction sexuelle, déjà utilisée par le nourrisson ! Que la crotte est une substance précieuse, l’anus une sorte d’organe sexuel! Nous n’y croirons jamais ; mais nous comprenons fort bien pourquoi pédiatres et pédagogues ne veulent rien savoir de la psychanalyse et de ses résultats. » Mais non! Vous avez tout simplement oublié que si je vous ai parlé des faits que comportent la vie sexuelle infantile, ce fut à l’occasion des faits se rattachant aux perversions sexuelles. Pourquoi ne sauriez-vous pas que chez de nombreux adultes, tant homosexuels qu’hétérosexuels, l’anus remplace réellement le vagin dans les rapports sexuels ? Et pourquoi ne sauriez-vous pas qu’il y a des individus pour lesquels la défécation reste, toute leur vie durant, une source de volupté qu’ils sont loin de dédaigner ? Quant à l’intérêt que suscite l’acte de défécation et au plaisir qu’on peut éprouver en assistant à cet acte, lorsqu’il est accompli par un autre, vous n’avez, pour vous renseigner, qu’à vous adresser aux enfants mêmes, lorsque, devenus plus âgés, ils sont à même d’en parler. (…) Quant aux autres choses auxquelles vous ne voulez pas croire, je vous renvoie aux résultats de l’analyse et de l’observation directe des enfants, et je vous dis qu’il faut de la mauvaise volonté pour ne pas voir ces choses ou pour les voir autrement. (Introduction à la psychanalyse, p. 344-345)
Pour souligner la pauvreté de ce passage, récapitulons. La défécation est de nature sexuelle, la crotte est une substance précieuse, et l’anus une sorte d’organe sexuel pour les raisons suivantes:
parce qu’il arrive que l’anus remplace le vagin dans les rapports sexuels
parce que certains individus éprouvent du plaisir à déféquer
parce qu’il y existe un plaisir à voir quelqu’un d’autre déféquer.
En poussant la logique jusqu’au bout, on en conclurait que la main est aussi un organe sexuel. Elle peut remplacer le vagin ou le pénis. Elle est une source de plaisir tactile, notamment lors des caresses. Et l’on peut ressentir du plaisir à voir quelqu’un d’autre se faire caresser. Je ne doute pas que Freud, s’il devait répondre à cette objection, choisirait de l’affronter et d’affirmer sans ironie aucune que la main est bien un organe sexuel. C’est la conséquence simple de sa théorie de la libido. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrais dans un prochain article, il me semble que cette théorie n’a aucun sens. La question devient alors : existe-t-il d’autres raisons de croire à la prétendue “sexualité” de la défécation ?
Les Trois essais sur la théorie sexuelle ne sont pas tellement plus convaincants. Freud y mentionne tour à tour :
“Les troubles intestinaux, si fréquents dans les années d’enfance, pourvoient à ce que cette zone ne manque pas d’excitations intenses.” (Trois essais, p. 169)
“Compte tenu de la signification érotique de la zone du débouché intestinal, qui s’est maintenue au moins moyennant transformation, il ne faut pas rire non plus des influences hémorroïdales auxquelles la médecine ancienne a accordé tant de poids pour expliquer les états névrotiques.” (Trois essais, p. 169)
Il n’y a ici rien de nature à justifier quoi que ce soit. Les enfants ont des troubles intestinaux réguliers, certes, mais sans l’analogie initiale avec le suçotement, on ne peut pas conclure à la sexualité des phénomènes décrits par Freud.
“Les enfants qui exploitent la stimulabilité érogène de la zone anale se trahissent par ceci qu’ils retiennent les masses fécales jusqu’à ce que celles-ci suscitent par leur accumulation des contractions musculaires violentes et soient à même, lorsqu’elles traversent l’anus, d’exercer une stimulation forte sur la muqueuse. Il faut bien, ce faisant, qu’à côté de la sensation douloureuse se constitue la sensation de volupté.” (Trois essais, p. 169-170)
“Le contenu de l’intestin (…) en tant que corps stimulant pour une surface de muqueuse dotée d’une sensibilité sexuelle, se comporte comme le précurseur d’un autre organe, lequel n’entrera en action qu’après la phase de l’enfance (…)” (Trois essais, p. 170)
“La rétention des masses fécales (…) est donc au début intentionnelle, afin d’être utilisée en vue d’une stimulation quasiment masturbatoire de la zone anale (…)” (Trois essais, p. 171)
Là encore, sans l’analogie initiale, les affirmations de Freud n’ont absolument aucune valeur justificative. Rien ne permet, de manière indépendante, de justifier la position freudienne que la défécation est de nature sexuelle.
“Une véritable stimulation masturbatoire de la zone anale à l’aide du doigt, suscitée par une démangeaison centralement conditionnée ou périphériquement entretenue, n’est nullement rare chez les enfants d’un certain âge.” (Trois essais, p. 171-172)
Cette ultime justification de Freud, qui arrive à la toute fin de la section qu’il consacre à l’activité de la zone anale, avant de passer à la zone génitale, est le parfait miroir de l’argument qu’il avait utilisé avec le suçotement. Des enfants qui sucent leur pouce se masturbent en même temps: donc le suçotement est sexuel. Des enfants dont l’anus les démange se mettent un doigt dans les fesses pour se masturber. Après tout pourquoi pas, le seul problème est qu’il en va de la masturbation anale comme il en allait du suçotement: Absolument rien dans la littérature ne permet d’affirmer cela.
Des données empiriques ? Quelles données empiriques ?
J’ai tenté une revue de littérature sur la question de la masturbation anale chez les enfants. Il en ressort que c’est un comportement qui est très rare, et qu’il est souvent le symptôme d’un abus sexuel. Voici un bref tour d’horizon de ce que j’ai pu trouver:
Cet article, écrit par un psychanalyste, mentionne dans une note de bas de page, qu’aucun cas de masturbation anale chez un enfant n’a pu être observé.
It should perhaps be stressed that we do not use the term anal play because we have not been able to observe any instance of active tactile approach to the anal region at this period of life, whereas we have been able to observe a significant number of cases in which feces of the children became their favorite and preferred play object. (p. 86)
Après avoir fait un rapide tour d’horizon des techniques de masturbation utilisées, les auteurs expliquent : “In both sexes, anal masturbation is an uncommon form of sexual stimulation.” (p. 239). Cela dit, les auteurs renvoient, dans une note de bas de page, à un article ( Clark, A. F., Tayler, P. J., & Bhate, S. R. (1990). Nocturnal faecal soiling and anal masturbation. Archives of disease in childhood, 65(12), 1367-1368. ) qui ne contient aucune information permettant de donner du crédit à leur affirmation.
Heiman, M. L., Leiblum, S., Esquilin, S. C., & Pallitto, L. M. (1998). A comparative survey of beliefs about “normal” childhood sexual behaviors. Child Abuse & Neglect, 22(4), 289-304.
Dans cet article, les auteurs interrogent des spécialistes de différents domaines au sujet de la normalité (que les auteurs ne cherchent pas à définir de manière précise) de certains comportements sexuels, dont la masturbation anale.
Methods: A survey describing 20 different scenarios of children under the age of 13 interacting with themselves or other children in a sexual manner was administered to four groups of adults: sexual abuse experts; therapists involved in a sexual abuse training program; medical students attending a human sexuality program; and group facilitators of the human sexuality program.
Results: Behaviors that involved oral, vaginal, or anal penetration were judged by a majority of adults to be abnormal sexual behaviors in children under 13 years of age.
The most consistent finding was that sexual acts involving oral, vaginal, or anal penetration were judged to be abnormal behaviors in children younger than 12 years of age.
Miragoli, S., Camisasca, E., & Di Blasio, P. (2017). Child sexual behaviors in school context: Age and gender differences. Journal of child sexual abuse, 26(2), 213-231
Dans cette étude les chercheurs se penchent sur les comportements de nature sexuelle observés à l’école.
In general, our data showed that more intrusive behaviors and behaviors imitating the adult sexuality (e.g., tries to have intercourse, puts mouth on sex parts, touches animal’s sex parts, puts objects in vagina or rectum, etc.) were not detected by teachers regardless of age and sex of the child.
Larsson, I., & Svedin, C. G. (2001). Sexual behaviour in Swedish preschool children, as observed by their parents. Acta Paediatrica, 90(4), 436-444.
Cette étude porte sur les comportements de nature sexuelle que les parents observent chez leurs enfants de 3 à 6 ans. Alors que la liste des comportements observés est longue, elle ne comporte aucune mention de masturbation anale.
Davies, S. L., Glaser, D., & Kossoff, R. (2000). Children’s sexual play and behavior in pre-school settings: Staff’s perceptions, reports, and responses. Child Abuse & Neglect, 24(10), 1329-1343.
Celle-ci porte sur la nature et la fréquence des comportements sexuels observés chez les jeunes enfants dans les milieux préscolaires.
Turning to rare behaviors, no boy had been observed trying to insert his penis into another child’s anus (No. 8 in our list); 98% of respondents had not observed a child inserting a finger into another child’s vagina or anus or putting their mouth on another child’s genitals (Nos. 7 & 17 in our list, respectively); 95% had not observed a boy trying to put his penis into a girl’s vagina (No. 9 in our list); 93% had not observed a child asking to be touched in their genital area (No. 15 in our list), and 91% had not observed a child putting their mouth on a doll’s genital area (No. 16 in our list).
Friedrich, W. N. (2002). Psychological assessment of sexually abused children and their families. Sage.
Ce qui ressort de ces articles, c’est qu’absolument rien ne permet d’affirmer que la masturbation anale est courante chez les enfants. Tous les spécialistes de la question considèrent que ce genre de comportement est anormal, et qu’il est bien souvent le symptôme d’un abus sexuel. Il n’existe donc aucun matériel pédiatrique permettant de soutenir la thèse de Freud. AUCUN!
Conclusion
La conclusion s’impose donc d’elle-même : la défécation n’a rien de sexuel. L’analogie avec le suçotement ne permet aucunement de le justifier, et il n’existe aucune raison empirique de le croire. Tout ça pour ça! Plus je lis Freud et moins je comprends qu’on ait pu le prendre au sérieux. Ce qu’il dit repose sur du vide, ou pas grand chose de plus. Certes, je n’ai pas pris le temps d’examiner le matériel clinique qu’il mentionne en passant — comme celui de L’homme aux loups — mais cela ne changerait rien au problème. Ses analyses se fondent toutes sur les théories qu’il développe dans Les Trois essais sur la théorie sexuelle. C’est parce qu’il croit avoir montré la sexualité de la défécation qu’il s’estime autorisé à voir, dans l’évacuation intestinale d’un petit garçon, le symptôme d’une excitation sexuelle.1. Cependant, comme on vient de le voir, Freud n’a rien montré de cela, donc son analyse ne tient pas la route.
Je paraphrase ici un passage tiré du cas de L’homme aux loups: “Que notre petit garçon produise une évacuation intestinale comme signe de son excitation sexuelle doit être considéré comme un caractère de sa constitution sexuelle préexistante.” (Cinq psychanalyses, p. 771)